Rencontre avec un auteur rare

Rencontre avec un auteur rare

Il devait être une heure moins vingt. Julien, représentant pour chez Hachette-diffusion passe la porte de la librairie en nous félicitant de l’originalité du magasin. Il me demande à voir Agnès pour prendre un rendez-vous. Ma pause déjeuner approche, et je n’ai alors en tête que le texte que je lis depuis plusieurs jours avec ravissement: être enfin en pause pour de nouveau avoir le plaisir de découvrir plus en avant ce livre.

N’y tenant plus je téléphone à Bernard Boisson. Qui est-il vous demandez-vous peut-être? A vrai dire je n’en savais rien moi-même… Je savais juste qu’il est l’auteur d’un magnifique texte intitulé Nature primordiale, paru chez Apogée. Ce texte m’éveille à chaque fois que je m’y plonge, et ça j’avais besoin de le lui dire.

Alors bien sûr, dit comme cela, ça fait très comportement d’ados, d’ailleurs ça l’est peut-être… Quoi qu’il en soit je décroche le téléphone et je compose le numéro qui me met en relation avec Bernard. Un homme décroche, c’est bien lui. Je me présente, mais la qualité de la ligne n’est pas bonne. Bernard me communique alors un numéro de fixe pour le rappeler. Entre-temps, Agnès et Julien sont revenus. De manière totalement incompréhensible, je me sens un peu honteux de m’entendre dire devant mes collègues libraire et représentant que je trouve son texte magnifique, que j’ai envie de le faire découvrir à un public plus large.

Après tout, depuis près de quinze ans que je fais ce métier, je devrais le savoir maintenant: on peut parler d’un auteur qui nous touche, mais cela ne fait pas se déplacer du monde. Malgré tout, il y a toujours cette naïveté à l’oeuvre en moi qui passe outre cette expérience et qui me dit d’y aller. «La librairie est toute neuve, tous les clients sont ravis de trouver une enseigne culturelle dans ce lieu, hier vide de tout commerce. Alors pourquoi pas…» me dis-je.

Je parle à Bernard pour lui dire que son texte m’a enchanté, qu’il est un mélange de poésie, d’expérience quasi-mystique, d’observateur attentif de la nature. Je lui dis que je suis enchanté par son style. C’est vrai qu’il écrit bien, et pourtant parfois les idées peuvent être complexes. Pour vous dire franchement, Bernard entre dans mes idées par des voies auxquelles je ne m’attend pas. J’ai parfois besoin de relire son texte pour suivre le chemin qu’il emprunte, et à la relecture je ressens la beauté, je me dis que son écriture est juste. Son texte rayonne de l’authenticité brute. Il y a bien sûr tout un travail de maturation pour écrire comme cela, mais lorsque ça sort, il s’agit d’un jet, comme le trait d’un artiste qui, une fois posé, ne supporte pas la gomme. Comme les partitions de Mozart lues par Salieri dans Amadeus de Milos Forman, elles ne comportent aucune rature, comme s’il avait composé sous la dictée de Dieu. Et il me semble nécessaire d’en témoigner. Après tout, que les foules se déplacent ou pas, que le livre se vende ou pas, cela n’a rien à voir avec sa qualité. En quinze ans d’expérience, cela aussi je le sais…

Alors donc je suis au téléphone avec Bernard, au coté d’Agnès et de Julien avec qui je m’entend vraiment bien. Je passe donc outre cette pudeur qui me rigidifie et, après avoir formulé tout le bien que je pensais du livre, je commence naturellement à essayer de voir comment nous pourrions travailler ensemble à la valorisation de sa réflexion et de son travail d’auteur au sein de la librairie.

Bernard m’explique qu’il est aussi l’auteur d’une exposition itinérante. Parce que je ne vous l’ai pas encore révélé mais Bernard est photographe. Ce sont d’ailleurs ses premières publications. Quel regard peut-il poser sur cette forêt primordiale qu’il vit de manière si intime? Tout cela éveille encore davantage ma curiosité. J’imagine déjà les photos et les textes de Bernard ornant tout l’espace consacré aux animations au centre du magasin. L’idée est séduisante, d’autant que les conférences sont des évènements ponctuels qui finalement ne touchent que peu de personnes, alors qu’une exposition permet d’être vue par de nombreux visiteurs, elle peut être visitée plusieurs fois, laissant s’opérer tout un travail de décantation. L’exposition s’infuse lentement au coeur des visiteurs.

Nous nous quittons après un court entretien téléphonique. Je lui ai, au préalable, proposé de lui envoyer un courriel avec toutes mes coordonnées pour que nous puissions continuer à travailler ensemble. Rencontre à suivre donc… Mais en attendant, je vous livre quelques extraits, quelques phrases qui, hors contexte, perdrons peut-être toute magie à vos yeux, mais qui m’ont véritablement touchées de manière fulgurante:

«L’ailleurs sauvé dans la nature sera à la mesure de l’intériorité sauvée des peuples.»
«L’arbre mort, et l’arbre sénescent qui génère lui aussi du bois mort, deviennent tous deux les animateurs de nos vies sensorielles, des stimulateurs d’imaginaire puissants. Ils sont en outre la nourriture et l’habitat de maintes espèces […]. Dans le reflux de leur dépérissement s’inscrit tout un déploiement complémentaire de vies. Chaque cycle en telle espèce a pour ainsi dire son contrecycle en telle autre comme en musique certains instruments sont en contrepoint des autres. Ici, la notion de concert du vivant nous délivre tout son sens.»
«Il y a une poésie de la coïncidence dans la rencontre de l’homme solitaire avec l’animal sauvage. Dans son esquive, nous pouvons résumer l’attitude sauvage de la bête à un simple état de peur. En effet, la psyché animale est encore imprégnée des atavismes prédateurs de l’espèce humaine. Mais lorsque se produit la coïncidence de la rencontre dans un état de non-prédation, l’animal semble être le gardien d’une confidentialité. Il devient le gardien d’un seuil dans la forêt, le gardien du mystère, le gardien du silence intérieur à toute vie. […] Ne pas «déflorer» dans la bête l’instinct sauvage, éveille nos sensibilités pour ne pas déflorer dans l’humain cette mystérieuse continuité de l’instinct à la grâce.»

 

Boisson (Bernard), 2008, Nature primordiale. Des forêts sauvages au secours de l’homme, Editions Apogée, isbn 9782843983184.

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