Arne Naess, un précurseur que les français connaissent en retard

Arne Naess, un précurseur que les français connaissent en retard

Une première introduction en France, teintée d’a priori et de méconnaissance

Arne Naess n’est pas encore un homme très connu en France. Norvégien, né en 1912, il vient de disparaître le 13 janvier dernier à l’âge de 96 ans. Pour les curieux qui cherchent en vain depuis quelques années à découvrir davantage sa pensée, son nom reste lié à celui de l’écologie profonde, ou « écologie radicale », traduction de l’anglais « deep ecology ».

Un livre précurseur et intelligent

Son nom est entaché en France d’une « mauvaise réputation » parce qu’entre profondeur et fondamentalisme, le pas peut être rapidement franchi. Il l’a été en France, et Naess s’est trouvé affublé de cette étiquette. Luc Ferry dans son livre Le nouvel ordre écologique, ne s’est pas privé d’offrir cette lecture partiale et partielle, qui montre en réalité une méconnaissance importante de l’oeuvre de Naess. Dans ce domaine, les réflexions de Michel Serres dans son livre Le contrat naturel, étaient à mon sens beaucoup plus pertinentes.

Malgré la radicalité de leur engagement, aurait-on l’idée d’appréhender David Henry Thoreau ou John Muir comme des fondamentalistes? J’en doute… Comme toujours il convient de lire un auteur directement dans le texte pour pouvoir le comprendre sans passer par le filtre d’une autre lecture. Jusqu’à fin 2007, ce n’était pas possible pour les francophones. Il existait dans quelques revues spécialisées des entretiens avec Naess (Ecologie et politique, 25, mai 2002, pp. 137-148) et quelques traductions de ses réflexions essentielles (Krisis, 15, 1993, pp. 24-29, « Huit thèses sur l’écologie profonde »), mais rien de vraiment conséquent.

La traduction française de son article majeur presque 35 ans après sa publication

Puis en octobre 2007, les éditions Vrin, grâce à leur récente et excellente collection « Textes clés », annonçait un changement dans l’accueil que la France faisait jusqu’alors à cet auteur. Cette collection, plutôt avant-gardiste, mais au demeurant très accessible même pour les néophytes, se propose d’offrir à un public francophone des textes clés qui n’ont, pour l’instant, fait l’objet d’aucune traduction. Il est alors possible d’entrer dans des débats très contemporains qui animent la communauté mondiale, sur des textes le plus souvent en anglais. On y trouve différents titres comme Métaphysique contemporaine, Esthétique contemporaine, Philosophie de la connaissance, etc… Or donc, en octobre 2007, paraissait dans cette collection, Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, qui rassemble dix articles d’auteurs de divers horizons, publiés entre 1973 et 1995. Trois thématiques articulent ces articles, il y a d’abord les textes fondateurs, ensuite on trouve les débats sur le biocentrisme, l’écocentrisme et la valeur, et enfin les débats sur le pragmatisme, la préservation et la restauration de la nature. Dans la partie sur les textes fondateurs, se trouve bien évidemment l’article d’Arne Naess intitulé « Le mouvement d’écologie superficielle et le mouvement d’écologie profonde de longue portée. Une présentation ». Paru en 1973 dans la revue Inquiry n°16, cet article n’avait encore jamais fait l’objet d’une traduction, malgré l’importance des débats qu’il suscita.

Enfin une première traduction d'Arne Naess

Lorsque Naess publie ce texte, il a déjà quitté la chaire de philosophie de l’université d’Oslo depuis quatre ans. Il souhaite se consacrer pleinement à la transmission d’un changement de mentalité nécessaire pour l’avenir de l’homme. Naess est très connu pour ses travaux sur Spinoza et Gandhi. Formé au sein du cercle de Vienne, il sera ensuite relativement critique par rapport aux thèses du positivisme logique pour lesquels toutefois il manifestera toujours un grand respect. Il développa notamment à partir de ses critiques toute une réflexion sur la sémantique, l’épistémologie comportementale, la théorie de la communication, l’analyse du scepticisme, du pluralisme scientifique et culturel et la théorie systémique de l’argumentation. Naess est donc un philosophe professionnel norvégien, mais il serait inexact de l’appréhender uniquement comme tel. Il est aussi un alpiniste chevronné qui se retirait souvent dans son chalet de Tvergastein dans les montagnes d’Hallingskarvet pour s’immerger dans la nature qu’il aimait tant. Comme Thoreau, il incarne l’homme intégral, il est ce qu’il pense et ce qu’il dit. Sa pensée est à la fois l’expression de son action et inversement elle peut aussi l’infléchir. Finalement avec Naess, on réalise à quel point notre action s’étage en niveaux plus ou moins subtils: penser c’est agir; parler aussi. Il communie avec la nature, et sa pensée en est l’expression, et son corps aussi nécessite ce rapport étroit avec le monde élémentaire, d’où ses retraites régulières loin de la ville et de ses agitations.

La traduction de son livre majeur en décembre 2008

Naess semble avoir été très sensible à la portée pratique de ses réflexions. L’approfondissement de sa réflexion sur les relations entre l’homme et la nature correspond donc à un approfondissement de son pragmatisme. Peu importe de développer des réflexions raffinées si elles ne parlent à personne. C’est dans ce sens que Naess écrit dès la fin des année 1970 Ecologie, communauté et style de vie. Ce texte est un laboratoire. Naess développe ses idées et s’ouvre à la discussion, celle de ses lecteurs et celle de ses détracteurs. Le livre fait l’objet de plusieurs éditions qu’il rédige par la suite avec David Rothenberg pour adapter son texte à l’univers anglophone. Les éditions MF propose donc depuis le mois de décembre 2008, une traduction de ce texte précieux pour tous ceux qui souhaitent ouvrir leur réflexion sur la nature et la place que nous y occupons.

L'oeuvre majeure de Naess enfin disponible en français

Le livre de Naess propose d’offrir au lecteur une base de réflexion pour lui permettre de révéler son rapport à la nature. Plus que d’écologie profonde, il conviendrait plutôt de parler d’écosophie lorsqu’on aborde l’oeuvre de Naess. « Eco- » signifie le foyer en grec. On peut l’entendre comme la maison au sens restreint, mais on peut aussi l’entendre comme le foyer des terriens. Quant à « -sophie », il s’agit plutôt de la capacité à trouver des vues pertinentes pour l’action. La pensée de Naess oeuvre dans le sens de trouver comment agir de manière pertinente, donc intelligente, avec notre foyer de terriens. Aussi Naess insiste dès le départ sur le fait que chaque personne s’inscrit de manière particulière dans ce foyer. Il n’y a pas une écosophie, mais il y en a autant que d’individus.

Les huit formules de base

La plateforme de réflexion la plus élémentaire propose huit formules, comme autant de rayon à une roue qu’il importe à chacun d’entre nous de mettre en marche. Ces huit formules peuvent également être comprises comme l’ouverture d’un espace dans lequel chacun est libre de s’inscrire, de laisser s’y déployer ses potentialités.

Voici les huit formulations générales:

  1. L’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie non humaines est indépendante de l’utilité qu’elles peuvent avoir pour des fins humaines limitées.
  2. La richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre.
  3. Les humains n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité sauf pour satisfaire des besoins vitaux.
  4. Actuellement, les interventions humaines dans le monde non humain sont excessives et détériorent rapidement la situation.
  5. L’épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non humaine nécessite une telle baisse.
  6. Une amélioration significative des conditions de vie requiert une réorientation de nos lignes de conduites. Cela concerne les structures économiques, technologiques, et idéologiques fondamentales.
  7. Le changement idéologique consiste surtout à apprécier la qualité de vie (en restant dans un état de valeur intrinsèque) plutôt que de s’en tenir à un haut niveau de vie. Il faut se concentrer sérieusement sur la différence entre ce qui est abondant et ce qui est grand, ou magnifique.
  8. Ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l’obligation morale d’essayer, directement ou non, de mettre en oeuvre les changements nécessaires.

Se relier au mouvement de réflexions initiées par Arne Naess et engager sa vie sur le dialogue avec la nature

Chacun peut à sa guise enrichir ces formules générales en fonction de son expérience. Naess insiste sur le fait que ces formules ne sont pas « scientifiques », non pas qu’elles s’y opposent, mais elles visent encore une fois à orienter l’action. En matière d’écologie, la prédiction scientifique s’avère impossible. En revanche, chacun, pour peu qu’il y prête un minimum d’attention, s’accorde pour constater l’impact de notre civilisation sur la nature. Il est bien inutile d’attendre la prédiction des conséquences de notre mode de développement sur la nature, mais il importe de réformer nos comportements pour retrouver plus d’intimité avec les écosystèmes qui nous entourent.

Une grande partie du cours d’économie que je développe avec les étudiants de l’Itech, relie justement les logiques qui sont à l’oeuvre dans la biosphère avec celle de l’économie, en montrant qu’il n’y a pas forcément d’incompatibilité entre les deux. Les travaux de René Passet, ou ceux de Suren Erkman entre autre le démontrent. Il est également possible de suivre un auteur comme Lester Brown pour trouver de nombreuses passerelles entre les défis écologiques et les logiques économiques.

Si ma formation d’économiste me sensibilise aux relations qu’entretiennent les hommes avec les autres formes de vie sur le plan matériel, il est aussi possible de trouver de multiples liens entre l’écosophie d’Arne Naess et d’autres domaines, notamment en ce qui concerne l’esprit. On a beaucoup reproché en France à l’écologie profonde, une espèce de religiosité, un culte de la nature teinté de mysticisme, pouvant même dériver vers des formes de fascisme! Quant on lit Naess et qu’on comprend à quel point le pluralisme et la diversité revêtent une importance essentielle à ses yeux, il est difficile de comprendre comment émergent de telles interprétations de son oeuvre. Les personnes engagées sur la voie du bouddha pourront par exemple apprécier les affinités entre les enseignements qu’ils suivent et les réflexions que développent Naess.

Enfin cette présentation ne serait pas complète si j’omettais de signaler un petit livre paru en mars 2007 aux éditions du cygne intitulé simplement L’écologie profonde. Malgré des fautes de français récurrentes, une construction approximative, Roger Ribotto, a rassemblé en précurseur, avec les moyens à sa disposition, une introduction et un début de réflexion sur cette branche de l’écologie encore si mal connue en France.

Arne Naess, un esprit ouvert en dialogue

Bibliographie

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