Au bonheur des livres épuisés, indisponibles ou manquants

Au bonheur des livres épuisés, indisponibles ou manquants

L’année dernière le mois de janvier m’était apparu comme une période auspicieuse pour présenter des œuvres épuisées lors de nos rencontres mensuelles. De nouveau convaincu de cette opportunité, je réitère l’expérience cette année.

Aujourd’hui la plupart des éditeurs ne stocke plus leur production. La rentabilité d’un livre est au centre de la gestion des fonds éditoriaux. Il est donc moins coûteux aujourd’hui pour un éditeur de réaliser un moindre tirage, quitte à voir son titre indisponible pour de nombreuses années, plutôt que de risquer un stockage de plusieurs décennies parce que les lecteurs n’auront su y voir une référence incontournable et l’acheter « en temps et en heure », le temps pressé, le temps anxieux, le temps asservi de la finance. Aujourd’hui le travail de l’éditeur est donc non seulement de repérer les textes importants ayant un potentiel commercial, mais également de gérer la profusion ou la rareté de ses titres. Malheureusement cette seconde responsabilité n’est pas encore nécessairement bien assumée par les éditeurs. Si les textes récents bénéficient de version numérique leur assurant certes une visibilité un peu particulière mais malgré tout une accessibilité, les textes plus anciens n’ont pas cette chance. Contrairement au monde littéraire anglo-saxons où de nombreux éditeurs sont aujourd’hui en mesure de tirer un livre à l’unité (c’est de plus en plus vrai pour les textes classiques en mathématique ou en physique par exemple que l’éditeur garde dans son fonds mais dont il fait un tirage à la demande sous une quinzaine de jours), les éditeurs français n’assurent pas encore ce service.

L’actualité éditoriale est donc plus que jamais le reflet des ventes escomptées à court terme. Et cette fenêtre temporelle s’est réduite comme peau de chagrin sur ces vingt dernières années. Il était encore possible avant le passage au nouveau millénaire de commander des livres dont le tirage datait de trente voire quarante ans ou plus. Lorsque j’ai découvert l’œuvre de Marie-Madeleine Davy au milieu des années 1990, j’ai souhaité lire ses premières traductions qui avait suscitées pas mal de polémiques dans les milieux dominicains. Je me souviens avoir commandé Un traité de la vie solitaire de Guillaume de Saint-Thierry dans la traduction qu’elle avait publiée chez Vrin en 1946 et le livre était encore disponible ! Idem pour l’étude qu’elle avait consacrée au philosophe Gabriel Marcel chez Flammarion en 1959. Aujourd’hui il n’y a guère à coté de quelques éditeurs qui gèrent encore à l’ancienne, que le marché de l’occasion qui pallie au manquement suscité par cette maladie de gestion financière. Si par bonheur un nouveau livre de qualité, et bien heureusement ils sont nombreux, entre en résonance avec les préoccupations du marché du livre à un moment donné, il est alors probable que cette nouveauté se vende bien et que sa présence soit pérennisée pour quelques années. Mais si tel n’est pas le cas, ce titre ne passera pas l’année dans les rayons des libraires et il est fort à parier qu’il disparaisse à moyen terme (trois à cinq ans) du fonds de son éditeur.

La réduction de l’horizon temporel des publications s’accompagne nécessairement de l’atrophie de la diversité des pensées et de leur expression. C’est sans doute la principale raison pour laquelle en tant que libraire je me sens si farouchement attaché à la défense de l’occasion dans les rayons de librairie. L’occasion demeure aujourd’hui l’un des rares garants fiable et viable (économiquement parlant) d’une diversité accrue dans le fonds des librairies. Elle agit en faveur d’un élargissement de la fenêtre temporelle des productions éditoriales. Elle assure une ouverture intellectuelle et esthétique sur le monde de l’écrit. Elle actualise quotidiennement notre aptitude à croiser des textes inattendus dont certains pourraient se révéler essentiels pour notre vie. Elle sauve de l’oubli nombre d’œuvres qui faute de rencontrer un large public dans le faible temps qui leur est imparti, touche profondément quelques lecteurs dont vous faîtes sans doute déjà parti, et si ce n’est le cas, dont vous ferez sans doute parti pour peu que vous laissiez votre curiosité s’émanciper. Elle permet à notre esprit de s’émerveiller sans s’émousser à la faveur de rencontres inattendues et pourtant si opportunes donnant du sens à nos flâneries dans les rayons de librairie.

Comments are closed.