Le monde que tu expérimentes est le reflet de tes processus cognitifs

Le monde que tu expérimentes est le reflet de tes processus cognitifs

Ce texte est à la fois une synthèse et une variation autour de l’article de Ernst von Glasersfeld intitulé « Introduction à un constructivisme radical » qui se trouve dans le livre La construction de la réalité coordonné par Paul Wazlawick. On retrouve dans ce livre un ensemble de contributions issues de domaines variés: philosophie, psychothérapie, sociologie, mathématiques, biologie, littérature etc… Toutes ces contributions ont en commun de partager une conception constructiviste de la connaissance. Mais que signifie adhérer à une conception constructiviste de la connaissance?

 

Un livre passionnant qui ouvre des horizons insoupsonnés dans la relation intime que nous tissons avec notre environnement

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Les implications d’une approche constructiviste de la connaissance

Comme l’écrit Glasersfeld au début de son article, le constructivisme est une approche non conventionnelle, qui est plutôt mal vécue par de nombreuses personnes parce qu’elle remet largement en question des certitudes pourtant fermement ancrées dans nos manières de vivre et « de concevoir le monde ». Le constructivisme affirme selon Glasersfeld « que l’être humain […] est responsable de sa pensée, de sa connaissance et donc de ce qu’il fait ». Mais cette affirmation, dans la généralité de son propos, ne permet pas forcément de saisir la radicalité de ce qu’elle implique. Or cette implication est saisissante si l’on ajoute à la suite de Glasersfeld que « nous n’avons personne d’autre à remercier que nous-mêmes pour le monde dans lequel nous pensons vivre ». Ce sont les implications de cette responsabilité que cette synthèse se propose d’explorer. Se faisant nous ne serons jamais très loin de réflexions éthiques.

La difficulté de prendre à bras le corps cette responsabilité provient du fait que nous construisons la réalité en étant en grande partie inconscient des opérations qui président à son élaboration. Autrement dit, l’enfant que nous avons tous été, construit son monde en se construisant lui-même, idée que Piaget exprime lumineusement ainsi: « L’intelligence […] organise le monde en s’organisant elle-même ». Reformuler en terme phénoménologique, on pourrait dire que la conscience organise son monde en s’organisant elle-même. Or les fondations de cette construction (de cette organisation) sont mises en oeuvre depuis notre conception dans le ventre maternel, et cette construction se poursuit toute notre vie durant, sans que nous ayons conscience des opérations essentielles que nous avons effectuées au départ de notre vie. Du coup, la stratégie cognitive que le constructivisme propose consiste non pas à décrire la réalité qui nous entoure, mais à relever le défi de comprendre les modes d’élaboration de notre connaissance qui sont, au final, les seuls points d’accès que nous ayons pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Le constructivisme comme éthique et adaptation fonctionnelle

Ainsi le constructivisme embrasse, dans une même étreinte, une approche scientifique et une approche thérapeutique. Ces approches font de la compréhension de l’élaboration de notre connaissance du monde, la condition sine qua non pour vivre dans un monde sain avec lequel nous tissons des relations saines. Cette santé se révèle par la démarche même du constructivisme qui, au lieu de postuler un monde extérieur et indépendant qu’il serait possible d’affubler des pires défauts (le monde est cruel, l’injustice règne en maître, la loi du plus fort est la seule qui prévale sur les autres etc…), nous invite plutôt à questionner et approfondir la relation que nous entretenons avec nos flux d’expérience, avec la manifestation incessante des phénomènes qui se présentent à nous et que nous acceptons plus où moins de bonne grâce.

Dans cette optique, la connaissance est comparable à « une clé qui nous ouvre des voies possibles » pour reprendre la belle expression de Glasersfeld. Plutôt que de se questionner sur le sens ontologique de la réalité qui se présente à nous, le constructivisme explore la relation que nous entretenons entre la réalité que nous expérimentons et la connaissance que nous en avons. Pour lui, cette relation est essentiellement une adaptation fonctionnelle: cette relation va dans le sens de la convenance, comme une clé convient à une serrure. La capacité de déverrouiller la serrure pour ouvrir la porte est inhérente à la clé. En effet, une serrure peut accepter plusieurs types de clé découpée différemment. Ainsi la serrure (qui figure ici la réalité que nous expérimentons) ne sélectionne pas la clé (c’est-à-dire la connaissance) la plus apte à la déverrouiller, elle élimine seulement les clés qui ne lui conviennent pas. Autrement dit, Glaserfeld nous explique que « notre connaissance est utile, pertinente et viable […] quand elle résiste à l’épreuve de l’expérience, nous permet de faire des prédictions et de provoquer, ou au contraire d’éviter, suivant le cas, des phénomènes ». Et finalement Glaserfeld conclue en disant que la connaissance est « la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience ».

Des liens avec philosophie et tradition

A bien des égards, Giambattista Vico est un précurseur de cette manière d’appréhender la connaissance. Il considère en effet que le monde tel que nous le percevons est le résultat de la construction que nous en avons fait. Pour lui, les limites que nous rencontrons dans le monde, sont le résultat « de l’histoire de notre construction, car, à chaque moment, ce qui a déjà été fait limite ce qui peut encore l’être maintenant ». Autrement dit, nos constructions précédentes limitent d’une manière ou d’une autre les nouvelles constructions de la réalité que nous élaborons incessamment.

Pour tous les lecteurs ouverts aux traditions asiatiques, et notamment à la voie du bouddha, cette manière de comprendre la connaissance diffuse des effluves bien proches de la notion sanskrite de karma qui signifie « action ». Au sein de la connaissance, l’action est la production d’opérations cognitives en vue de la construction du monde que nous expérimentons. Or toute action, qu’elle soit purement cognitive (pensée), verbale (communication par le langage) ou « intégralement » physique (se mouvoir d’un lieu vers un autre par exemple), conditionne de nouveaux champs d’expériences qui se manifesteront. Ces champs d’expérience clôturent d’une certaine manière l’émergence du champ des possibles.

Pourquoi construisons-nous la réalité que nous expérimentons?

On peut alors se demander ce qui motive cette construction? Quel but cette production d’opérations cognitives poursuit-elle? Glasersfeld le définit ainsi: « un organisme cognitif évalue les expériences qu’il fait, et, par là, tend à en répéter certaines et à en éviter d’autres ». Ce qui présuppose que, par inférence, tout organisme cognitif part de l’hypothèse que le futur ressemble au passé. Cette croyance est fondamentale dans l’élaboration du processus cognitif parce que sans elle, sans cette hypothèse de régularités et d’une certaine forme de constance dans la manifestation des expériences, toute nouvelle expérience deviendrait inutile. Cependant cette croyance n’est pas fortuite, elle est en effet étayée par une comparaison des expériences anciennes à celles qui se produisent au présent. Cette mise en relation des expériences passées à celles présentes implique, pour qu’il y ait des régularités dans le flux de nos expériences, que l’on repère au sein du champ de nos expériences:

  • soit des équivalences,
  • soit des identités individuelles.

Ces notions d’équivalence et d’identité individuelle sont elles-mêmes construites par nos processus cognitifs. Ces processus impliquent que nous soyons capables, à partir de la représentation de nos expériences passées, de conclure que l’expérience qui se produit et les objets qui s’en détachent sont:

  • soit équivalents parce qu’ils présentent des qualités similaires,
  • soit identiques parce qu’il s’agit des mêmes objets qui n’ont pas changé dans l’intervalle des expériences passées et présentes (voir les processus d’assimilation et d’accommodation chez Jean Piaget).

D’où vient la régularité du monde que nous expérimentons?

Il est important de garder à l’esprit que toutes ces expériences passées et présentes sont construites par nos processus cognitifs. Dans le paradigme du constructivisme, il est inutile de postuler l’existence d’un monde extérieur indépendant de nous. Cette hypothèse devient non seulement caduque, mais elle est même malsaine, parce qu’elle nous fait perdre de vue l’essentiel de notre quête: tourner notre regard vers l’intérieur pour demeurer attentif aux processus cognitifs qui sont à l’oeuvre en nous et dont le monde, aussi extérieur puisse-t-il paraître, est le reflet.

Ainsi Glasersfeld conclue que la régularité du monde que l’on expérimente, dépend davantage du point de vue que l’on adopte que des propriétés inhérentes à une prétendue réalité extérieure. C’est ce que l’on considère et quelle type de similitudes on recherche qui importe le plus dans la construction de la régularité du monde que l’on expérimente. Et les contraintes que nous rencontrons dans nos expériences proviennent des matériaux utilisés dans nos processus cognitifs.

Arrivé au terme de cette présentation du constructivisme, Glasersfeld se demande alors ce qu’est la réalité. Pour lui, elle procède des décisions que nous opérons au sein de nos processus cognitifs. Nous décidons constamment, souvent à notre insu, de « déterminer si on doit considérer les deux expériences qu’on se propose de comparer en tant que manifestations d’un seul et même objet ou de deux objets différents ». Dans le premier cas nous obtenons des objets unitaires existants, et dans le second des relations entre ces objets distincts. L’ensemble de ces décisions structure le flux de nos expériences. C’est cette structure globale, obtenue au fil de ces décisions que nous opérons constamment, qui forme ce que nous appelons communément la réalité. Et il conclue en affirmant que si la réalité nous apparaît si souvent comme indépendante de nous, c’est seulement parce que nous sommes en grande partie inconscient de tous ces choix que nous opérons automatiquement.

 

Ernst von Glasersfeld

Ernst von Glasersfeld

L’union des complémentaires, la tenue des contraires

Ainsi l’épistémologie, c’est-à-dire la compréhension de la connaissance, que propose le constructivisme, suppose que la connaissance est la « recherche de manières de se comporter et de penser qui conviennent ». Le constructivisme célèbre ainsi les noces entre la science (le fait de comprendre le monde dans lequel nous vivons) et l’éthique (le fait d’oeuvrer à inscrire sainement notre action dans le monde).

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